La diversité des arguments mis en avant pour justifier les limites de déplacements et de libertés des femmes1 est sans limite. Toutes plus insidieuses les unes que les autres, les dynamiques de pouvoir ne cessent de se réinventer pour garder toujours plus la mainmise sur les vies des femmes. Le corps médical, la police, la justice, et tous les systèmes dans lesquels nous évoluons ont été pensés par des hommes et pour des hommes dans l’unique but de protéger et de légitimer leur colonisation des espaces physiques et intellectuels. Ici, nous aborderons la rhétorique de l’imprudence des femmes comme argument de déculpabilisation des agresseurs.
Vivre avec le risque
Un détour par la sémantique s’impose afin de comprendre ce qui est vraiment en jeu derrière le discours de l’imprudence des femmes. Le Larousse définit une imprudence comme : « une action irréfléchie, accomplie sans souci des conséquences dangereuses qu’elle peut avoir2 ». La définition est ici importante. Commettre une imprudence signifie ne pas avoir réfléchi, ne pas se rendre compte du risque possiblement encouru, ou de ne pas le prendre en considération. Or, le risque d’agression chez les femmes et les minorités a été intériorisé, il fait partie intégrante du rapport au monde et détermine toutes les interactions, tant dans les espaces publics que privés. L’anticipation des potentielles violences, les stratégies d’évitement des situations à risque représentent une charge mentale importante. Les agresseurs ont de nombreux visages, et se cachent dans la majorité des espaces dans lesquels nous évoluons. Dans cette perspective, il est absurde de penser que l’imprudence peut être une option.
La rhétorique de manque de prudence des victimes et survivant·e·s, sous couvert d’inquiétude et de protection, est encore et toujours utilisée comme un outil de contrôle et d’invisibilisation. Ce qui est sous-entendu derrière les phrases comme « peut être que les filles, sachant qu’elle ont des risques d’être agressées au cours des soirées étudiantes, pourraient être un peu plus prudentes, et boire un peu moins », c’est qu’elles feraient mieux de rester chez elles, pour être en sécurité.
Bienveillance oppressive
Des droits et libertés sont garanties sur le papier, des débats sont lancés, des connaissances sur les inégalités, les discriminations et les violences sont acquises et partagées afin de comprendre les dynamiques de pouvoir. Ces évolutions sont tolérées, tant qu’elles restent minoritaires, et surtout invisibles, elles sont tolérées tant qu’elles n’impliquent pas que les personnes qui discriminent aient à se remettre en question. Plutôt, on préfèrera continuer à faire porter toute la responsabilité des violences sur les victimes ou survivantes, en somme, les personnes qui ne correspondent pas aux normes de l’hétéro-cis-partriacat3. La rhétorique de la protection, de l’inquiétude, du « j’ai peur qu’il t’arrive des ennuis » ne participe qu’à une chose : légitimer la violence des actes de discriminations.

Sous couvert de protection, ce qui est vraiment demandé est de ne pas exister en tant que minorité discriminée, d’exister en rentrant dans les rangs, de se conformer. La provocation a toujours été l’apanage des hommes, leur terrain de bataille sur lequel tout est permis. Les rapports de genre inégalitaires et les pratiques discriminatoire nous poussent à penser que nos conditions de femmes, et de personnes minorisées sont des fatalités. Que nous sommes condamné·e·s à vivre avec des risques supplémentaires, avec la peur au ventre. Dans cette rhétorique, être visible, se revendiquer hors des codes et injonctions de genre, apparaît comme plus subversif que les actes de violences eux-mêmes. On a par exemple encore tout récemment pu observer un bel exemple de cette pratique de culpabilisation sur le compte twitter de la police nationale (photo ci-contre). La faute est automatiquement rejetée sur la victime, alors même que l’acte de l’agresseur (partager une photo sans l’accord de la personne), n’est même pas mentionné.
Cachez ces violences qu’ils ne sauraient voir
La mauvaise foi ne connaît à priori aucune limite quand il s’agit de consolider les structures de la domination patriarcale. La force de cette rhétorique est de protéger le statu quo, de décrédibiliser la parole de celleux qui parlent, qui ont le courage de dénoncer. Un mécanisme de culpabilisation des victimes se met alors à l’œuvre, avec pour argument central, l’attitude imprudente. L’argument de l’imprudence des victimes et survivant·e·s n’est autre qu’un outil supplémentaire de l’impunité des agresseurs. L’idée que les victimes auraient pu « être plus prudentes », « faire plus attention », « boire moins », « être moins visibles », bien que moins direct que le fameux « elle l’a un peu cherché quand même », ont d’insidieux qu’ils se pensent comme une volonté de protection. La grande violence de ces arguments réside dans le fait que les personnes qui les emploient mettent en avant leur bienveillance comme outil d’oppression.
« Il faut que ça reste ouvert, et craintif une femme. Sinon, qu’est-ce qui définirait la masculinité4 ?» Avec ces mots, tirés du chapitre « Impossible de violer cette femme plein de vices » de l’ouvrage King Kong Théorie, Virginie Despentes met le doigt sur la pierre d’achoppement de tous les débats sur les violences faites aux femmes et aux minorités discriminées. Ce qu’elle décrit des injonctions de féminité et de masculinité s’applique plus largement à toutes les minorités discriminées, c’est-à-dire que la position de dominante ne se construit et ne se maintient uniquement que parce que les minorités discriminées sont maintenues dans la peur. L’espace public appartient aux dominants, ils l’occupent et en font un espace inaccessible. En nourrissant ce discours, ils s’assurent également de pouvoir garder cette mainmise, en somme, ils créent le danger contre lequel ils nous mettent en garde.
Je finirai cet article par des remerciements. Des remerciements dirigés à toustes celleux qui nous ont précédé·es. A toustes celleux qui ont eu le courage de mener des actes de désobéissance civile et d’exister glorieusement au monde. Celleux qui nous permettent aujourd’hui de vivre, de nous exprimer, et de dénoncer les injustices et les oppressions permanentes qui pèsent sur nos épaules. Leurs combats, en tant que personnes discriminées, en tant que contrevenantes à l’ordre établi, nous donnent une force incroyable pour continuer la lutte. En espérant que par ces actes, encore trop souvent considérés comme imprudents, provocateurs et subversifs, d’autres après nous n’aurons pas à subir la même chose. Nous créons des précédents pour que plus jamais, la culpabilité des agressions que nous subissons ne nous incombe. Il est grand temps d’inverser la culpabilité, d’apprendre aux agresseurs à ne pas agresser, et de célébrer la diversité. ●
1Le terme “femmes” désignera toutes les personnes se définissant comme femmes (femmes cisgenres, femmes transgenres ou toute personne se reconnaissant comme femme).
2Larousse, Imprudence, consulté le 4 mars 2021. Accès : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/imprudence/42048
3L’expression « hétéro-cis-patriacat » désigne une organisation sociale, politique et économique dans laquelle les hommes blancs cisgenres et hétérosexuels dominent les autres genre, orientations sexuelles, identités de genre et races. Ils sont aussi ceux qui créent les normes oppressives auxquelles le reste des personnes sont censées se conformer.
4Virginie Despentes, King Kong Theorie, p.47, Le Livre de Poche, 2007
The myth of recklessness
The variety of arguments put forward to justify the limits to women’s1 movement and freedom is limitless. Each one more insidious than the next, the power dynamics are constantly being reinvented to keep an ever-greater grip on women’s lives. The medical profession, the police, the justice system, and all the systems in which we evolve have been designed by men and for men with the sole purpose of protecting and legitimising their colonisation of physical and intellectual spaces. Here, we will address the rhetoric of women’s recklessness as an argument to absolve abusers of their responsibility.
The routine of living with and working through risk
A diversion through semantics is necessary to understand what is really at stake behind the narrative of women’s recklessness. The Larousse (French dictionary) defines recklessness as: « a thoughtless action, performed without concern for the dangerous consequences it may have2 » . The definition is important here. To commit a reckless act means not to have thought about it, not to realise the possible risk involved, or not to take it into consideration. However, the risk of aggression among women and minorities has been internalised, it is an integral part of their relationship to the world and determines all interactions, both in public and private spaces. The anticipation of potential violence and the strategies for avoiding risky situations represent a significant mental burden. Aggressors have many faces and are hidden in most of the spaces in which we live. Having that in mind, it is absurd to think that recklessness can even be an option.
The narrative of victims and survivors being reckless, under the guise of concern and protection, is still used as a tool of control and a way to turn a blind eye. ‘Maybe the girls, knowing that they are at risk of being assaulted at student parties, could be a little more careful, and drink a little less’. What phrases such as this one imply is that they would be better off staying at home, to be safe.
Oppressive benevolence
Rights and freedoms are guaranteed on paper, debates are initiated, knowledge about inequality, discrimination and violence is acquired and shared in order to understand power dynamics. These developments are tolerated, as long as they remain a minority, and above all invisible. They are tolerated as long as they do not imply that the people who discriminate have to question themselves. Rather, it is preferred to continue to force all the responsibility for the violence on the victims or survivors, in short, on those who do not fit the norms of the cis-hetero-patriarchy3. Under false pretences of protection and concern, the rhetoric of « I’m afraid you’ll get into trouble » only serves to legitimise the violence in acts of discrimination.

« [#Sexting] Sending a nude means accepting the risk of seeing this picture going around. » – Picture : He received your nude. So did your friends, your parents, your schoolmates, your cousins, your teachers, your neighbours, your baker, your ex-boyfriend, your mailman, your grandparents and your niece.
What is really expected is to not exist as a discriminated minority, to exist by falling into line; to conform. Provocation has always been the prerogative of men, their battleground on which anything goes. Inegalitarian gender relations and discriminatory practices lead us to believe that our conditions as women and as minority people are inevitable. That we are condemned to live with additional risks, with fear in our bellies. In this rhetoric, being visible, claiming to be outside gender norms and injunctions, appears more subversive than the acts of violence themselves. A good example of this guilt-tripping practice was recently seen on the twitter account of the French national police (photo opposite). The blame is automatically put on the victim, while the act of the aggressor (sharing a photo without the person’s consent) is not even mentioned.
Tartuffe, Molière’s religious hypocrite, said, « Cover up that bosom, which I can’t endure to look on.’’ In turn the patriarchy asks us to hide the violence which they can’t bear to see.
Arrogance knows no bounds when it comes to consolidating the structures of patriarchal domination. The backbone of this rhetoric is to protect the status quo, to discredit the words of those who have the courage to speak out. A mechanism for making victims feel guilty is then set in motion, with recklessness as the central argument. The argument of the imprudence of victims and survivors is nothing more than an additional tool for the impunity of the aggressors. The idea that victims could have ‘been more careful’, ‘drunk less’, ‘been less visible’, although less direct than the famous ‘she had it coming’, are insidious in that they too are disguised as a desire to protect, when in reality it’s placing the blame on the victims. The great violence of these arguments lies in the fact that the people who use them put forward their benevolence as a tool of oppression.
» A woman has to remain fearful, open [and submissive]. Otherwise, what defines masculinity4? » With these words, taken from the chapter « Impossible to rape this woman full of vices » in King Kong Theory, Virginie Despentes puts her finger on the stumbling block of all debates on violence against women and discriminated minorities. What she describes about the injunctions of femininity and masculinity applies more broadly to all discriminated minorities, i.e. the position of the dominant is only built and maintained because discriminated minorities are forced to remain in a state of fear. The public space belongs to the dominant, they occupy it and make it an inaccessible space. By feeding this narrative, they also ensure that they can maintain this control, in short, they create the danger against which they warn us.
I will end this article with a word of thanks. Thanks to all those who have come before us. To all those who had the courage to carry out acts of civil disobedience and to exist gloriously in the world. Those who allow us to live today, to express ourselves, and to denounce the injustices and permanent oppressions that weigh on our shoulders. Their struggles, as discriminated people, as violators of the established order, give us incredible strength to continue the struggle. We hope that through these acts, still too often considered reckless, provocative and subversive, others after us will not have to suffer the same. We are creating precedents so that never again will the guilt of the aggressions we suffer fall on us. It’s high time we reverse the guilt, teach aggressors not to aggress, and celebrate diversity. ●
1The term ‘women’ will refer to all people who define themselves as women (cisgender women, transgender women, and others identifying as women).
2Larousse, Imprudence, accessed on March 4, 2021. Access : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/imprudence/42048
3The term ‘cis-hetero-patriarchy’ refers to a social, political and economic organisation in which white cisgender and heterosexual men dominate other genders, sexual orientations, gender identities and races. They are also the ones who create the oppressive norms to which the rest of us are expected to conform.
4Virginie Despentes, King Kong Theorie, p.47, Le Livre de Poche, 2007